Marc Sanchez / Une histoire de famille


> Épisode 6 : de 1946 à 1948


1946

Sans date : Marcel et Armand Sanchez, achètent une maison avec jardin à Saint-Eugène, un quartier agréable situé sur les hauteurs, au sud-est du centre-ville d’Oran. Elle est située au 3 rue Maupas, une longue rue centrale qui traverse tout le quartier, depuis la Place de Saint-Eugène où se trouve le marché jusqu'à l'école Delmonte, rue de Louvain.

Rogelio, souhaitant se préparer à la retraite et envisageant de laisser la fabrique de chaussures à ses deux enfants, Marcel et Armand. Il va donc y jardiner chaque après-midi et se consacre de plus en plus à ce loisir et à ses plantations et aux petits animaux dont il s'occupe.
Comme l’écrit Armand dans ses « Mémoires » : « C’était son divertissement préféré, son violon d’Ingres, il y éleva même un petit cochon tout rose pour accompagner ses poules et ses lapins, au milieu des tomates, des fèves, des pommes de terre, des petits pois, des carottes, etc. ».

Au vu de la réussite de l’opération, la famille décide d’y construire une maison pour y habiter : « Un an après, nous dormions dans cet endroit idéal avec vue sur le large, jardin fleuri, arbres fruitiers et tonnelle ombragée et plants de vigne. C’était l’œuvre de mon père. La villa par elle-même se constituait de trois pièces et salle à manger, couloir, cuisine, salle de bains avec baignoire, lavabo et bidet. Cette salle de bains fut une innovation pour notre famille, car c’était bien la première fois de notre existence que nous en possédions une et nous en étions fort aise ! Un escalier conduisait à une spacieuse terrasse où nous pouvions étendre tout notre linge. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».


Sans date : Armand s’achète une moto. Il a 22 ans.
« Je choisis une belle moto de quatre chevaux de la marque Terrot, très en vogue en ces temps-là, avec changement de vitesse au pied par sélecteur, les premières que l’on sortait avec ce système tout à fait nouveau, ce qui fit l’admiration de trois ou quatre copains de mon âge qui, eux aussi, possédaient des motos assez perfectionnées. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Sans date : Marcel et Armand achètent un fonds de commerce situé au 54 rue d’Arzew (après 1945, cette rue a été renommée « rue du Général Leclerc » mais, par habitude, tout le monde continue à l’appeler « rue d’Arzew » ; actuellement c’est la rue Larbi Ben M’hidi). C’est l’une des grandes artères centrales et commerçantes de la ville, et Rogelio veut y installer « Le Bottier Modèle ». Auparavant, c’était un magasin d’encadrement avec un grand atelier situé à l’arrière, éclairé par une verrière, ce qui convient parfaitement aux besoins. Il est à réaménager entièrement et les travaux sont confiés à une entreprise.
« Ainsi, de nombreuses années après, nous venions aussi de réaliser ce doux rêve, tant espéré par nous, d’avoir un magasin de vente dans cette rue si convoitée pour son commerce. Nous fîmes installer notre petite fabrique de chaussures dans cet endroit idéal et en fîmes bon usage dès les premiers instants par la présentation d’une collection de chaussures de femme Louis XV d’hiver aussi variée que raffinée. Cela fit grand bruit dans la périphérie et nous eûmes une abondante clientèle dès l’ouverture. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Sans date : Marcel Sanchez rencontre Thérèse Calvet, certainement dans son magasin « Le Bottier Modèle » où elle venait acheter ses chaussures. Marcel a 32 ans, Thérèse a 34 ans.
« Les mois qui suivirent, nous apprirent que mon frère Marcel fréquentait une jeune femme blonde dont il avait fait la connaissance et qui était veuve, puis divorcée et ayant trois enfants. Il semblait très épris d’elle et ne tarda pas à contracter mariage l’année d’après. Pour notre famille, cette nouvelle fut un peu aberrante, nous fûmes d’accord mais nous étions tout de même un peu surpris car elle était d’un caractère assez autoritaire à notre goût, parfois quelque peu présomptueux ce qui ne cadrait pas avec notre milieu familial plutôt enclin à la modestie. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».



1947

Février : Fondation de l’OS, l’Organisation Spéciale, bras armé clandestin du parti révolutionnaire indépendantiste de Messali Hadj.

> Article Wikipédia : « L'Organisation Spéciale »

19 mai : Divorce à Alger de Thérèse et Robert Laurent. Marcel finance le divorce afin de pouvoir épouser Thérèse. C’est certainement à cette occasion qu’elle obtient la garde d’Henri, l’enfant qu’elle a eu avec Robert Laurent et qui, depuis leur séparation en 1943, vivait à Tizi-Ouzou chez sa grand-mère paternelle, Fanny Augusta Nevières. Il apparait d’ailleurs pour la première fois sur les photos de famille prises à l’été 1947 au cabanon de Bou-Sfer.

Juin : Arlette Rodriguez et Christiane Herrera, les deux cousines qui, depuis quelques années, sont élevées ensemble comme deux sœurs, terminent leurs études primaires. À la fin du CM2, elles ont passé leur Certificat d’Études et toutes les deux l’ont obtenu. C’est à ce moment-là que Marcel, le fiancé et futur époux de leur maman, leur annonce qu’elles n’iront pas au collège car elles devront travailler dans l’entreprise familiale. C’est une déception pour les deux jeunes filles de 13 ans. En effet, Arlette aurait aimé devenir hôtesse de l’air et Christiane aurait voulu être coiffeuse (comme son papa décédé qui était coiffeur). Ces décisions ne se discutent pas lorsque l’on est jeune fille en Algérie et, dès la rentrée, elles commenceront à travailler au « Bottier Modèle ».

« Ce fut dans cette participation à la tâche que je côtoyais, sans le savoir, ma future épouse et mère de mes enfants car une des belles-filles de mon frère, nommée Arlette, travaillait avec moi, et nous fûmes tous les deux attirés de sympathies. Mais elle était très jeune encore et il fallut attendre quelque peu ne serait-ce que, d’après sa mère, pour confirmer notre attirance mutuelle. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Été : Toute la famille Sanchez passe ses vacances d’été à Bou-Sfer. C’est la première fois que le cabanon de Bou-Sfer devient la maison de vacances des deux familles, Sanchez et Calvet, même si Thérèse et Marcel ne sont pas encore mariés (mais ils sont certainements fiancés). C’est donc l’occasion de prendre de nombreuses photos de groupe devant les fenêtres de la façade qui donne sur la mer.
Cette année-là, Thérèse est blonde et porte une coiffure haute très aboutie avec un double cran sur le devant. Les frères Sanchez, Marcel et Armand, posent en débardeur de coton blanc et, pour la première fois, Armand et Arlette sont réunis sur une même photo. En 1947, Armand a 23 ans et Arlette a 13 ans.

Une autre photo réunit les deux grand-mères, Maria, la maman de Thérèse et Dolorès, la maman de Marcel et d’Armand. Elles sont toutes les deux veuves. Quant aux deux cousines qui, à présent sont élevées ensemble, Arlette et Christiane, elles ont toutes les deux treize ans et continuent à s’habiller de la même façon !

Entre elles, sur l’une des photos, se trouve le petit Henri qui a sept ans et qui vient de revenir vivre avec elles après avoir passé quatre ans chez sa grand-mère paternelle. Un petit chien blanc qui, suivant les photos passe de bras en bras, semble être le chien de Dolores, la Petite Mémé. Jean-Jacques, que l’on surnomme Jeannot, est à présent un jeune homme, il vient d’avoir 16 ans.

Et sur deux de ces photos, apparait un jeune homme qui se prénomme Francis. C’est un voisin car il habite Bou-Sfer et c’est le premier béguin d’Arlette. C’est lui qu’elle aimerait épouser, mais sa maman en décidera autrement…

29 septembre : Mariage, à l’Église Saint-Louis à Oran, de Thérèse Calvet et Marcel Sanchez. Thérèse a 34 ans, Marcel a 31 ans. Ils s’installent, avec les quatre enfants de Thérèse, au 4 rue Baudin, une petite rue proche de la place des Victoires ; Thérèse travaille dans l’entreprise familiale avec ses deux filles. Arlette, aide sa maman à la vente dans le magasin et Christiane travaille à l’atelier où elle pique les bordures des chaussures. Le petit Henri, lui, n’a que 7 ans et va encore à l’école.

La coiffure que porte Thérèse pendant les années 46-47 mérite que l'on s'y arrête. En effet, Thérèse est une femme élégante et l'importance de la coiffure dans la mode Parisienne et Américaine de l'après-guerre ne lui a pas échappé !
Depuis quelques années, la pin-up qui fascine tous les soldats, français et américains, s'appelle Betty Grable. Si elle est devenue célèbre en une seule photo en maillot de bain, la coiffure qu'elle portait sur cette photo a également contribué à lancer une mode capillaire ! Les cheveux de ces années-la doivent donc être blonds et longs mais, surtout, ils doivent être travaillés en boucles complexes qui, posées sur le dessus de la tête, produisent tout leur effet !
Thérèse ne joue certes pas à la pin-up, car c'est une femme sérieuse, mariée et avec enfants, mais elle aime produire son petit effet et, sur les images ci-dessus, on aura noté que, même à la plage pendant l'été, elle ne néglige pas le soin donné à sa coiffure.
Ce n'est que quelques années plus tard, en 1952, que tout le monde connaîtra la belle « Casque d'Or » que Jacques Becker portera à l'écran et où il coiffera Simone Signoret avec éclat. Thérèse, cinq ans plus tôt, à Oran et à Bou-Sfer, en était une préfiguration !



1948

1er avril : Mariage de Robert Albert Marcel Laurent avec Christiane Thérèse Tous à Bouira, ville de Kabylie située au sud de Tizi-Ouzou dans le massif du Djurdjura. Il a été le deuxième mari de Thérèse Calvet et le père de leur enfant Henri. Il a divorcé de Thèrèse onze mois plus tôt. Il a 28 ans.

Sans date : Dans la maison familiale de Saint-Eugène, Armand Sanchez se fait photographier avec une belle voiture. Ce n’est pas la sienne car, à cette époque, il a une moto ; ce n’est pas non plus celle de son père car depuis sa mauvaise expérience d’il y 10 ans, il n’en a plus racheté ! Peut-être appartient-elle à son frère Marcel…

Août : Rogelio Sanchez est atteint de la tuberculose et c’est une véritable catastrophe pour la famille. Il est hospitalisé et les médecins ne lui donnent que quelques mois à vivre et lui conseillent de rentrer chez lui. Le désespoir s’abat sur la famille Sanchez…

Septembre : Départ de Dolorès et Rogelio Sanchez pour Carthagène. En effet, se sachant gravement malade, Rogelio décide de faire un voyage en Espagne pour revoir sa terre natale et sa ville de naissance, Carthagène. Rogelio a 63 ans.
« Ma mère, voulant satisfaire sa volonté, accepta de l’accompagner dans cette sorte de pèlerinage ultime et c’est ainsi qu’un jour je dis au revoir à mon père dans un des compartiments du train de notre gare Saint-Michel (gare de style arabe, comportant un minaret où était implantée une immense horloge). Le cœur serré à l’extrême, je l’embrassai fortement. Je ne me doutais point que c’était pour la toute dernière fois car les choses coïncidèrent de telle manière qu’il ne me fut plus possible de le revoir vivant. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Septembre : Quelques jours seulement après le départ de son père, Armand Sanchez apprend qu’il est également atteint de tuberculose. Armand a 24 ans. Il est seul, car ses parents viennent de partir en Espagne avec son père gravement malade, et son frère n'habite plus avec lui depuis qu'il est marié. Le choc est violent.
« Mais l’on me rassura, l’évolution n’était que primitive. Il ne s’agissait que d’une décalcification peu importante, une primo-infection assez avancée et latente, mais qui nécessitait néanmoins un repos dans un climat montagnard (il faut signaler qu’aucun antibiotique n’était encore utilisé en ces temps-là). En apprenant l’annonce de ma maladie, nulle catastrophe ne fit autant d’effet en moi. J’étais aussi atteint du mal qui, sans soins, conduit fatalement à la mort certaine. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Fin septembre : Sans attendre, Armand Sanchez part pour la haute montagne en France, pour se soigner de sa tuberculose naissante. Le voyage Oran – Lyon est fait en avion, puis en train à partir de Lyon vers la Haute-Savoie.
« C’est avec le bouillonnement du désespoir en tête que je gagnais l’aéroport de La Senia à destination de Lyon avec escale à Marseille. De Lyon, par le train, je devais rejoindre la Haute-Savoie, précisément la station de montagne de Saint-Gervais-les-Bains que m’avait recommandée mon docteur traitant afin de me reposer, d’après lui, pour une durée de deux mois. »

« Il m’avait ingénieusement menti pour m’épargner du chagrin car ce fut, en réalité, un an et demi que dura mon séjour. Le cœur noir de désespoir, je m’envolais sur cet avion bimoteur qui allait m’emmener vers cet inconnu, laissant tous mes êtres chers. Et bien que ce fut la première fois de ma vie que je prenais l’avion, tout m’était sans intérêt tellement mon cœur était chagriné et mon âme remplie d’amertume. »

« Mais j’étais bien candide encore car ce que je découvrais tout au long du voyage en train, où j’avais constamment le nez collé à la glace de mon compartiment, fut un émerveillement. Je contemplais toutes ces campagnes verdoyantes, ces maisons, ces chalets de montagne si différents des nôtres, le vallonnement des paysages puis, la haute montagne avec ses sapins majestueux si réputés que je voyais pour la première fois car j’étais habitué aux pins de chez nous, qui était notre arbre de Noël traditionnel. Les sapins, les hautes alpes aux cimes vertigineuses, je ne les connaissais que par des gravures ou des chansons apprises aux Éclaireurs. J’eu alors une pensée pour cette cheftaine des Louveteaux qui souvent nous parlait de son beau pays, la Suisse. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Fin septembre : Retour de Carthagène de Dolorès et Rogelio Sanchez.
« J’appris la nouvelle que mon père et ma mère avaient regagné leur domicile de Saint-Eugène bien avant qu’ils ne le pensaient. Ils ne restèrent absents que quinze jours et durent rebrousser chemin car mon père était trop fatigué pour continuer le voyage qu’il espérait. Mais, néanmoins, il put revoir sa ville natale, cela lui avait suffi. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».

Décembre : Armand Sanchez apprend par son médecin que son séjour à la montagne doit durer encore au moins une année. Le choc est dur pour le jeune homme de 24 ans loin de son pays et de sa famille. Mais il doit s’y résoudre. Il quitte son hôtel et loue une pension de famille à l’ambiance plus conviviale. L’hiver arrive, il fait froid, il découvre la neige, les grandes promenades dans la montagne. Il décide alors de changer à nouveau de pension pour une qui lui semble plus agréable et mieux placée. Elle s’appelle « Les Regards » et c’est là qu’il va passer toute l’année 1949 et son premier Noël sans sa famille.
« Les Regards étaient tenus par une vielle veuve aidée de sa fille et de son gendre, trois solides savoyards habitués aux rudes travaux montagnards. Un vieux valet de ferme nommé Plan-Plan avait le rôle de berger et d’homme de peine. Toujours, il débutait sa journée par un grand verre de gnôle à jeun afin de se mettre en train. Ainsi, ragaillardi par son breuvage réconfortant qui rendait couleur vermeille son appendice de nez, il pouvait, par tous les temps, se rendre à ses diverses occupations. » Armand Sanchez, « Mémoires d’un Pied-Noir ».



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